Plusieurs vies par jour

Chapitre 3 : Découvertes

          Les EMI, la spiritualité, la méditation, l’hypnose… Pour tout vous dire, moi, Viktor, homme à la pensée forgée au cœur d’une société occidentale et cartésienne, n’ai jamais eu l’occasion de vivre ce genre de choses malgré mon intérêt inépuisable pour ces sujets. Vivre une Expérience de Mort Imminente n’est pas mon petit fantasme honteux, rassurez-vous. Je ne cherche pas l’EMI à tout prix. Mais le cerveau et ses possibilités m’ont depuis toujours fasciné. Grâce à mon métier, j’ai pu lire et engranger énormément de connaissances et concepts s’y rapportant. Tout cela reste cependant très théorique. Car je n’ai jamais eu l’occasion de l’expérience. Alors puisque l’expérience ne vient pas à moi, c’est donc moi qui irai à l’expérience afin d’explorer et provoquer les choses !

          C’est clairement dans ce but que je me retrouve là, un soir de décembre en plein cœur d’Édimbourg, à deux pas de Mary King Close. Dans un salon de thé cozy à la lumière douce et tamisée, je suis installé dans un large et confortable fauteuil en cuir marron. Café latte dans la main gauche, téléphone portable dans la main droite, ordinateur sur les genoux. Il est 17h00. La nuit tombe sur la capitale écossaise. Durant les 4 derniers jours, j’ai parcouru Édimbourg de long en large afin de profiter au maximum de l’aura si particulière et délicieusement mystérieuse de la ville à cette période de l’année. Les légendes que l’on y raconte collent parfaitement à son décor de cinéma d’épouvante. Pour mon plus grand plaisir, mon imaginaire s’emballe à chaque coin de rue. À chaque bâtiment devant lequel je passe et qui m’envoie son histoire à la figure. À chaque silhouette qui s’évanouit dans le brouillard et la pénombre des ruelles à peine éclairées. J’ai rencontré des locaux, mangé les spécialités gastronomiques, bu les alcools du terroir — dont le fameux whisky écossais — dans les pubs à l’ambiance sonore décibellée. J’ai visité jusqu’à la dernière minute pour m’imprégner de la cité et de son ambiance hivernale et halloweenesque même si la Fête des Morts est déjà passée depuis plus d’un mois. Dans une demi-heure, le bus qui m’emmènera sur mon lieu de stage se stoppera juste devant le salon de thé. Pile-poil le temps qu’il me faut pour boucler et envoyer mon dossier sur l’effet des jeux vidéo sur la neuroplasticité du cerveau des adolescents. Le sujet est complexe, mais passionnant. Si vaste qu’il faut réussir à trier, ordonner et présenter les informations afin de vulgariser le sujet : C’est ma spécialité. Je suis journaliste pour le plus gros magazine et site internet scientifique français : Science & Conscience.

          Encore quelques corrections, quelques tournures de phrases à modifier et il est déjà l’heure de me rapprocher de l’arrêt de bus. J’avale d’une traite le reste de ma tasse de café, enfile mon manteau, sors de ma poche les quelques pièces de monnaie écossaises nécessaires à l’achat de mon ticket et me hâte dans la rue. Le froid me saisit. -2 degrés. D’un gris mélange de style gothique et victorien reconnaissable entre 1000, les monuments imposants d’Édimbourg se dressent devant moi. Le mois de décembre participe à l’atmosphère énigmatique de la cité. Quelques bouches d’évacuation crachent leur épaisse vapeur blanche. Éclairée par les décorations de Noël, la rue est agitée à ce moment de la journée. Sur le trottoir, je me fraye un chemin entre les passants, jette un regard à droite puis à gauche et traverse devant le bus rouge qui vient tout juste de se stationner. Malgré l’heure de pointe, je réussis à monter sans peine. J’achète mon ticket au conducteur et trouve une place assise facilement. Édimbourg est une petite ville. Rien à voir avec Paris où j’aurais dû jouer des coudes. Ici, bien installé sur la banquette rougeâtre en simili cuir au charme suranné, les gens s’installent tranquillement avant que le bus ne démarre.

          Et doucement, au rythme du trafic dense de fin de journée, nous descendons alors Leith Walk et après quelques minutes de voyage, j’aperçois au loin sur ma droite le Scott Monument et sa pointe noire qui s’élève vers le ciel. Nous passons ensuite au pied de Calton Hill, fameuse colline surplombant la ville, puis par-dessus les lumières de la Gare de Waverley en empruntant le pont du même nom. Ça klaxonne de temps en temps, juste de quoi permettre à Édimbourg de revendiquer son statut de capitale.

          Les feux passent du rouge au vert. Du vert au rouge. J’observe l’agitation de la rue à travers la vitre parsemée des gouttes de la dernière averse. Puis, nous quittons le centre par Saint Clerk Street, direction la campagne sud d’Édimbourg et Neville Fort qui sera notre camp de base pour ces 4 jours d’explorations hypnotiques.

          Spectateur contemplatif et captivé par l’ambiance et les lumières urbaines, il me semble que je suis déjà un peu ailleurs.

          Après 30 minutes de trajet, j’appuie sur le bouton rouge pour indiquer que je souhaite descendre du bus. Celui-ci s’arrête. Je m’empare alors de mon sac à dos, me lève et franchis la porte du véhicule. L’arrêt est posé de manière incongrue sur le bas-côté d’une route de campagne qui traverse bois et grandes étendues vertes et désertes. Le soleil rase l’horizon et disparaitra bientôt. La lumière est belle, hivernale et orangée. Le fond de l’air est frais. Les environs me sont totalement inconnus. À vrai dire, je n’ai aucune idée de la direction dans laquelle aller. Je sors alors mon iPhone et démarre mon GPS. Celui-ci m’indique 20 minutes de trajet. Une ultime pression sur le bouton « GO ! » illuminé de vert par les pixels de l’écran tactile et me voilà parti pour une petite marche en pleine campagne. L’excitation de la découverte monte d’un cran.

          Les bas-côtés ne sont pas praticables et je mords le bord du bitume. Les quelques véhicules qui passent sur la route s’écartent pour m’éviter. À peine 5 minutes qu’une voiture de police me double et s’arrête à mon niveau :

  • « Is everything alright, Sir ? » me demande l’officier joufflu après avoir ouvert sa fenêtre.
  • « Yes, I’m good ! I’m going to Neville Fort. Is it the right direction? »
  • « Oh, alright! Yes it is. 1 mile and you will reach the park’s entrance. You can’t miss it. »
  • « Ok cool! Almost there then! »
  • « Yes! Good walk! And be careful with ghosts! Ahah! »

          Bonhomme, le policier s’esclaffe de sa propre blague tout en remontant la vitre d’une légère pression sur le bouton de sa portière. Dans le même temps, la voiture blanche-bleue-jaune redémarre et accélère pour s’éloigner. La police locale n’est visiblement pas habituée à voir des visiteurs harnachés d’un sac à dos cheminer sur le bord de la route. Le tout en plein mois de décembre ! Mon policier avait l’air surpris. Et tellement satisfait de sa plaisanterie que cela en était communicatif. Je me remets en marche le sourire aux lèvres.

          15 minutes de marche à allure tranquille donnent raison à l’officier. J’aperçois le mur d’enceinte de la propriété et le parcours du regard. La muraille de pierres claires s’ouvre à un endroit pour laisser passer les visiteurs. Je m’en rapproche et devant moi se tient un large portail ou du moins l’ouverture qui devait l’accueillir auparavant. À côté de celle-ci, un imposant panneau affiche un sobre et classieux « Welcome to Neville Fort » en lettres blanches sur fond vert émeraude. Excité comme un gamin à l’entrée d’un Disneyland, je m’engage dans le parc.

          La route se fait moins large et ne peut laisser passer qu’une seule voiture, mais la circulation est inexistante. Les arbres s’allient à la nuit tombante pour obscurcir encore un peu plus les alentours. Je marche encore et toujours et profite de ce moment paisible et, enfin, j’aperçois au loin l’impressionnante silhouette du château de Neville Fort. L’impatience de la découverte se mêle à la rêverie, si propice à l’atmosphère du lieu. D’immenses pelouses impeccablement tondues et d’un vert émeraude immaculé s’étendent devant moi. Dans ces jardins châtelains se dressent 4 silhouettes humanoïdes disséminées çà et là. Dans le clair-obscur de mon arrivée, j’essaye de percer l’obscurité du regard.

« Ces silhouettes sont bien trop allongées pour être humaines. Quoique… Cela pourrait bien être des gens du groupe. Cela dit, elles se tiendraient bien immobiles… Ou bien ce sont des statues. Ou mieux, des esprits ?» me demandé-je, à la fois intrigué et amusé.

          Ça y est. À peine arrivé que mon imagination s’emballe déjà. Emma Danson a vu juste en organisant ce stage ici. Comme elle l’écrivait si bien dans son dernier mail, Neville Fort est une double invitation à lui tout seul ! Un voyage temporel au sein du voyage physique.

          Je continue à avancer et m’approche du château tout en contemplant son architecture, typique des bâtisses écossaises impériales du 18e siècle. Neville Fort est imposant et posé au milieu du parc comme si le bloc de pierres grises était tombé du ciel. Les fondations dessinent un carré quasi parfait. À chaque coin de celui-ci s’élève une tour aux créneaux ciselés et millimétrés. Des fenêtres cadrées de blancs, étonnamment larges et nombreuses, ornent les murs de manière régulière.

          Je me dirige vers l’entrée principale. La cour est recouverte de minuscules galets blancs qui bruissent à chacun de mes pas. À une dizaine de mètres de celle-ci, je me positionne droit devant la porte d’entrée et prends quelques secondes pour apprécier pleinement cet instant unique et particulier. Devant moi, un épais tapis est déroulé pour accueillir les invités. Je dégaine mon iPhone pour prendre une rapide photo puis foule le ruban rouge avec une certaine solennité. Je lève la tête. Au-dessus de l’entrée principale et dans la pierre sont gravées les armoiries de la famille : Un Phœnix et un Lion s’entremêlent sur un bouclier. Deux épées, positionnées derrière ce dernier, se croisent en formant un angle droit. Juste en dessous, la devise du Maître originel des lieux :

« Scars are blessings of time. »

          De bois, robustes et certainement d’époque, les premières portes sont grandes ouvertes et donne accès à un sas d’entrée. Au fond de celui-ci, une deuxième porte vitrée et automatisée. Bel et bien de notre temps moderne, celle-ci s’ouvre magiquement à mon approche. Souffle. Je peux alors sentir la chaleur du feu contraster avec le froid piquant de l’extérieur. Un frisson me saisit. En face de moi, les flammes d’une cheminée de pierres blanches dansent au milieu d’un immense foyer et dévorent deux énormes buches consumées par le rouge de la braise. À l’intérieur du château, l’ambiance est feutrée, accueillante et chaleureuse. Une épaisse moquette bordeaux recouvre le sol et devant moi se dressent deux escaliers faits de la même pierre que la cheminée. Majestueux, ils sont eux aussi recouverts d’un tapis rouge bordeaux qui les gravit et qui monte vers des plafonds aux hauteurs vertigineuses. Les appliques lumineuses sont des reconstitutions de torches anciennes. Les flammes ont été prudemment remplacées par des ampoules qui diffusent une douce lumière jaune et orangée.

          À ma droite, un sapin de Noël magnifiquement décoré donne une âme supplémentaire au lobby du château. Devant moi, cette cheminée grandiose. À ma gauche, l’accueil. À ma droite, une pièce qui semble être le bar que j’irai pour sûr explorer plus tard. Le château a été totalement restauré il y a une quinzaine d’années. Depuis, c’est un hôtel cossu qui a su conserver le charme ancien du lieu.

          Je m’avance vers le comptoir de l’accueil et m’adresse à la réceptionniste :

  • « Hello, I’m here for the hypnosis training. My name is Viktor Sisko. »
  • « Good evening Mister Sisko! Welcome to Neville Fort. Let me check your room number. »
  • « Sure! » lui dis-je, enjoué.

          Je ne peux m’empêcher d’admirer de nouveau le décor dans lequel je me tiens. Cela me semble incroyablement surréaliste. Et dire que je vais passer 4 jours ici, en total état méditatif qui plus est ! Il me tarde que la formation démarre et déjà, j’ai le sentiment que mes repères géographiques et temporels s’estompent.

  • « Room 204 ! Here is your card. Take the stairs. Second floor. On your right. » m’indique-t-elle après quelques secondes.
  • « Thank you. »
  • « One more thing: Miss Danson and your group will meet at 8:00 PM in this room, just here. »

          Elle pointe du doigt une porte blanche, fermée et non loin du comptoir de l’accueil. J’en prends bonne note et m’apprête à emprunter les grands escaliers feutrés. C’est à ce moment précis que la porte automatique vitrée s’ouvre à nouveau pour laisser entrer Emma Danson. La formatrice semble rentrer de balade. À sa droite, un homme, grand et élégant aux cheveux noirs portant un long manteau de tweed gris sombre. Elle, porte une doudoune jaune moutarde, un bonnet en laine bleu roi, un jean et des chaussures de randonnée noires. Elle discute et plaisante avec l’homme qui l’accompagne tout en se dirigeant vers l’accueil de l’hôtel. Souriante, elle se frotte les mains pour se réchauffer et semble bien heureuse de retrouver la chaleur du château.

          Je profite de ce moment informel pour aller la saluer et me présenter.

  • « Bonjour, je suis Viktor. Viktor Sisko. » me lancé-je.
  • « Bonjour Viktor. Je suis Emma Danson, l’organisatrice du stage. » me répond-elle.

          Je n’ose lui dire que je sais évidemment qui elle est. J’ai lu nombre de ses articles et regardé ses vidéos sur le Net. Sans être un « fanboy », je suis admiratif de son parcours et de toutes les choses qu’elle a créées, l’IREMAC en premier.

  • « Vous avez fait bon voyage ? » me demande-t-elle.
  • « Oui, très bien ! Je suis venu en bus et j’ai terminé à pied. C’est quelque chose de prendre le temps d’arriver ici en marchant plutôt qu’en voiture et de commencer à s’imprégner des lieux dès l’entrée du parc. »
  • « Le lieu est magique, n’est-ce pas ? Alister et moi sommes immédiatement tombés sous le charme de cet endroit. Parfait pour ce que l’on vous réserve ! D’ailleurs, laissez-moi vous présenter mon ami et associé : Alister Brown. »

          « Ce que l’on vous réserve ? Que nous réservez-vous, Emma ? » Mon esprit envisage déjà 1000 expériences psychopsychédéliques, certaines amusantes, légères et consentantes. D’autres un peu moins. Et voici que je m’égare dans les caveaux du château, m’imaginant retenu comme cobaye, enchainé et affamé depuis des mois et sujet des terribles expériences des diaboliques Docteurs Danson & Brown, analysant l’impact de différentes drogues sur les capacités cérébrales de l’être humain. La débilité d’une telle idée m’amuse puis soudain me glace le sang. Et si c’était ça qui m’attendait ? Mes élucubrations insensées sont coupées par les salutations du charismatique Alister.

  • « Bonjour Viktor ! Bienvenue à Neville Fort ! » me lance-t-il avec un léger accent british.
  • « Enchanté Alister ! Vous travaillez donc avec Emma ? »
  • « Effectivement, je suis médecin légiste de formation. J’ai étudié la mort pendant des années ! Je collabore avec Emma depuis maintenant… 11 ans si je ne dis pas de bêtises ? » dit-il d’un air incertain en direction d’Emma.
  • « Et oui ! 11 ans passés même ! Le temps file à une vitesse incroyable ! On a même parfois l’impression qu’il se dérobe sous nos pieds… Et cela ne va pas s’arranger dans les prochains jours ! »

Décidément, Emma maitrise l’art du « teaser » et sait attiser ma curiosité !

  • « Et vous Viktor ? Mise à part une certaine folie latente, qu’est-ce qui vous amène faire de l’hypnose dans un château écossais en plein mois de décembre ? plaisante Alister.
  • « Et bien pour tout vous dire, je me pose encore la question ! » surenchéris-je, amusé.

Les deux compères s’esclaffent et se regardent d’un air complice.

  • « C’est donc la folie ! La bonne nouvelle c’est que vous n’êtes pas seul ! » me rassure Alister.
  • « C’est vrai que nous avons été surpris de voir que nous n’étions pas les seuls doux dingues à vouloir vivre une telle expérience hypnotique ! Le genre de stage dont nous rêvions nous-mêmes depuis plusieurs années ! Toutes les places sont parties en moins de 2 heures ! Nous n’en revenions pas ! » relance Emma.
  • « Et oui, remonter le temps dans un état modifié de conscience, qui plus est dans un lieu tel que celui-ci, c’est une expérience inédite y compris pour nous ! Cela risque d’être inoubliable ! » continue Alister.
  • « Chuuut ! Tu en dis déjà beaucoup trop ! Le stage ne commence que demain, il serait dommage de “spoiler” notre ami Viktor ! » l’interrompt Emma, les yeux pleins de malice.
  • « Ahah, tu as raison Emma, ne révélons pas toutes les surprises maintenant. » répond Alister.

Il enchaîne :

  • « Tout cela ne nous dit toujours pas la véritable raison de votre présence ici ! »

          Le sourire aux lèvres et les yeux plissés, je sens déjà que le courant passe bien avec le duo de l’IREMAC. Je reprends alors :

  • « Et bien je suis Rédacteur en Chef du magazine Science & Conscience, je suis passionné de neurosciences depuis mon adolescence, mais je n’ai jamais eu l’occasion de vivre un état modifié de conscience “naturel”. Pour le moment, la seule façon que je connais pour me la modifier est une bonne pinte de bière ! »

Les deux amis éclatent de rire avant de rebondir :

  • « Ça, c’est que vous croyez Victor. Je suis sûr que vous avez déjà vécu un état hypnotique naturel, sans même vous en rendre compte. » me répond Alister.
  • « Ah bon ? C’est possible ? Et cela sans m’en rendre compte ? » dis-je, interloqué.
  • « Bien sûr ! Des centaines de fois ! Des milliers même ! » ajoute Emma.

Je relance de plus bel :

  • « Vraiment ? »
  • « Et oui ! Comptez sur nous vous décaler l’esprit et vous faire prendre conscience de votre Inconscient pendant ces prochains jours, Viktor ! Vous allez voir ! Et de manière totalement naturelle évidemment, rien qu’avec votre cerveau et votre imagination ! Pas besoin d’alcool pour ça ! Quoique… Un petit verre ne fait pas de mal de temps en temps. D’ailleurs, il parait qu’ils ont du très bon whisky au bar… » conclut Alister avant que le duo ne reprenne sa route.

          Intrigué par ce que les 2 amis viennent de me supposer, je reste songeur jusqu’à ce qu’Emma m’interpelle quelques secondes plus tard :

  • « Ah, Viktor ! » me crie-t-elle en s’éloignant.
  • « Oui ? »
  • « Rendez-vous à 20h00 dans la salle du rez-de-chaussée ! N’hésite pas à passer le mot autour de toi ! ».
  • « Ça marche, à tout à l’heure ! » lui répondé-je alors.

          En quelques minutes, le tutoiement est spontanément adopté. Tout cela semble de bon augure. L’excitation et la curiosité me gagnent encore un peu plus mais il me faut attendre encore plusieurs heures avant d’entrer dans le vif du sujet. Je me retourne et me dirige alors moi aussi vers ma chambre.

          J’emprunte les larges escaliers recouverts de cette moquette rouge sombre. À chacune des marches, mes pieds s’enfoncent de quelques millimètres dans le sol moelleux dans un subtil bruissement. Sur ma droite, le mur est décoré d’une tapisserie chic, blanche, ornée de motifs dorés et discrets. Sur celle-ci sont accrochés plusieurs tableaux. Des portraits essentiellement. Sont-ce les ancêtres de la famille ? Les différents propriétaires du château qui se sont succédés au cours des âges ? Aucune idée. Ces personnages me regardent paisiblement, tous avec un air suffisant mais bienveillant. D’habitude, ce genre de portrait type « maison hantée » me laissent un sentiment étrange et me mettent mal à l’aise. Mais de manière surprenante, ici tout va bien. Au fur et à mesure de ma montée, j’ai l’impression de saluer les maîtres des lieux, ceux-ci m’accueillant bien volontiers dans leur immense et luxueuse demeure.

          Premier étage. À ma droite, suspendu au-dessus du vide, un somptueux lustre en cristal domine la cage d’escalier. Une commode ancienne est aménagée sur le palier sur laquelle repose un vase de porcelaine blanche aux motifs bleu de chine.  Je continue ma petite ascension.

          Deuxième étage. J’arrive au palier auquel se situe ma chambre. Avant de m’engouffrer dans le couloir qui m’y mènera, je jette un œil par-dessus la balustrade de l’escalier. La vue est incroyable. Je me situe à une quinzaine de mètres au-dessus du rez-de-chaussée et j’aperçois en contre bas le comptoir de l’accueil ainsi que l’arbre de Noël avec ses guirlandes qui scintillent doucement. Vus d’ici, les escaliers rouges du premier étage dessinent un rectangle parfait. La structure géométrique ainsi tracée est visuellement saisissante.

          Après avoir parcouru une vingtaine de mètres le long du couloir du deuxième étage, j’arrive enfin devant ma porte : Chambre 204. J’insère la carte en plastique blanc format carte de crédit dans le lecteur de la serrure électronique. La LED passe du rouge au vert. Je n’ai aucune idée de l’aménagement des chambres, je n’ai pas voulu regarder sur le site internet du château afin de conserver quelques surprises — s’il en fallait encore — pour mon arrivée.

          J’abaisse alors la poignée et pousse la lourde porte. À ce moment précis, l’étonnement est proportionnel à la taille de la chambre ! Grande, elle mesure facilement la taille de mon appartement parisien ! Un lit à baldaquin surmonté de grands montants de bois massif occupe une large surface au sol. C’est un lit 2 places, mais il est bel et bien pour moi tout seul ! Cela me semble totalement surréaliste ! Je vais dormir dans un lit digne des Seigneurs écossais de la grande époque ! C’est bien trop d’honneur et de luxe pour moi, mais, ma foi, je ne dis pas non pour ces 4 jours ! L’expérience de la nuit dans un tel cadre risque d’être fort intéressante et temporellement dépaysante.

          Je continue mon tour d’horizon et aperçois un bureau en ronce de noyer apposé le long du mur qui fait face au lit. Deux larges fauteuils et une table basse font office de petit salon à l’autre bout de la pièce. Celui-ci est placé devant la haute fenêtre de la chambre. Celle-ci offre une vue imprenable sur le parc et la cour du château. J’occupe la chambre qui est exactement placée au centre de la bâtisse ! Au rez-de-chaussée, pile-poil deux étages en dessous de ma fenêtre se trouve l’entrée principale. Bluffé de contentement, j’ai le sentiment d’avoir gagné au Loto !

          Après avoir pris pleinement conscience de la chance que j’ai de me trouver ici, j’enlève mon manteau et déballe certaines affaires de mon sac. Je prends quelques photos de la chambre encore implacablement ordonnée et l’envoie à mon meilleur pote, Alex. Je l’accompagne du message :

« La vie de château pour 4 jours. Le Roi Arthur a de la concurrence. Avec un peu de chance, je rencontrerai peut-être Karadoc dans les cuisines cette nuit ! #legraslavie ». »

          Alex et moi nous sommes rencontrés lors d’un marathon Kaamelott au Grand Rex il y a 8 ans. Ce moment de découverte m’évoque à chaque instant notre série télé préférée, bien que l’endroit soit un poil plus luxueux que la demeure du Roi Arthur. Je suis sûr que lui aussi aurait adoré dormir dans un tel endroit.

          18h00. Il est temps d’aller faire connaissance avec les autres stagiaires. Le bar me semble être le lieu idéal pour ça. Débarrassé de mes sacs, je sors alors de ma chambre, redescends les escaliers en vitesse et arrive dans le petit salon du château. La lumière douce et indirecte des luminaires participe à l’ambiance tamisée du lieu. Le sol est recouvert d’une moquette rouge et verte aux fameux motifs écossais. Les murs rouges et ocres s’étirent vers le blanc plafond. Un comptoir en bois massif, imposant et central se trouve au fond de la pièce.

          Plusieurs bibliothèques remplies de livres à la couverture de cuir verte ornent les murs. Deux canapés marrons type « chesterfield » ainsi que plusieurs fauteuils à l’allure bien confortables aménagent l’espace. Ils semblent tellement accueillants que je ne résiste pas à m’installer dans l’un d’entre eux après avoir commandé un cappuccino au bar. Impossible non plus de ne pas céder à l’appel de la caféine.

          Assis, j’observe autour de moi. À ma droite, deux jeunes femmes assises discutent. J’entends qu’elles sont françaises. Au bar, deux hommes sirotent leur whisky et parlent fort. À entendre leur accent, eux sont écossais. Pas de doute possible. Nous sommes mercredi et la formation ne commence officiellement que demain matin. Certains stagiaires sont déjà arrivés mais la majorité arrivera soit dans la soirée, soit demain très tôt. Après un petit quart d’heure à analyser les lieux et les personnes, une jeune femme entre dans la pièce. De taille moyenne, blonde cendré, elle porte des lunettes à monture bleu-noir et bords épais, une longue doudoune foncée ainsi qu’un bonnet en laine bordeaux surmonté d’un pompon blanc. Elle s’avance doucement et, après un petit instant d’hésitation, aborde les deux jeunes femmes assises.

  • « Bonjour ! Je suis Florence ! » se lance-t-elle.
  • « Bonjour ! » répondent-elles.
  • « Vous êtes aussi ici pour le stage d’autohypnose ? questionne la jeune femme qui se tient debout.
  • « Oui, nous faisons partie de l’équipe d’organisation. Mais nous ne restons pas, nous repartons demain matin. »
  • « Ah bon ? Vous ne restez pas ? C’est dommage ! »
  • « Oui et non, cela fait déjà une semaine que l’on est ici. Et puis il faut que l’on retourne à Paris pour couvrir les événements organisés par l’IREMAC. »
  • « Ah oui d’accord ! Il faut bien que certains bossent pendant que d’autres s’amusent en Écosse ! » plaisante Florence.
  • « Et oui ! » répondent alors en souriant les jeunes femmes en replongeant le nez dans l’écran du MacBook sur lequel elles trient et retouchent leurs photos.

Florence se tourne et s’approche à ce moment vers moi.

  • « Bonjour ! Je peux m’asseoir ici ? » me demande-t-elle en désignant le fauteuil juste en face de moi.
  • « Bien sûr ! » lui répondé-je.

          Elle ôte son sac à dos, le pose par terre contre le fauteuil, retire son bonnet, enlève son manteau puis s’assoit, souriante et satisfaite de pouvoir se poser.

  • « Moi c’est Florence. Et toi ? » se présente-t-elle.
  • « Enchanté, Florence ! Moi c’est Viktor. »
  • « Je m’en doutais » répond-elle alors avec un air d’évidence.

Après une seconde d’interrogation, j’hésite.

  • « Comment ça ? J’ai une tête à m’appeler Viktor c’est ça ? » lui dis-je en souriant.
  • « Ahah, exactement ! » plaisante-t-elle.

          Sans se soucier du fait qu’elle n’avait pas réellement répondu à ma question, elle enchaîne sur une autre, tout en se calant confortablement dans le fauteuil :

  • « Tu connaissais déjà Édimbourg ? »
  • « Oui. Enfin, non. La dernière fois que je suis venu en Écosse, j’étais en classe de 5e. Autant te dire que je n’ai plus beaucoup de souvenirs. C’est tellement lointain que j’ai l’impression que c’était dans une autre vie. »
  • « Ahah, je te comprends. Ceci dit, on peut avoir des souvenirs très vifs et précis du passé ! Il parait même qu’on peut se souvenir de vies passées ! » affirme Florence.
  • « Ah bon ? Tu y crois à ça, toi ? ».
  • « Je ne sais pas. Et toi ? » répond-elle avec un petit sourire que je n’arrive pas à interpréter.

          L’assurance mêlée à la pointe de malice dont elle fait preuve me déstabilisent un peu et pique ma curiosité.

          J’aime beaucoup le moment de la rencontre avec une personne inconnue. Cet instant où on ne connait rien de l’autre. Où toutes les hypothèses sont autorisées. Vit-elle en ville ? À la campagne ? Vit-elle en France ? Dans un autre pays ? Que fait-elle dans la vie ? Psychiatre ? Peintre ? Alpiniste ? Quelles sont ses passions ? Quel âge a-t-elle ? Quel est son parcours ? Cette nouvelle personne tout juste rencontrée sera-t-elle juste de passage dans ma vie ou sera-t-elle d’une importance que je ne peux pas encore soupçonner ?

          Les rencontres ont quelque chose de magique, surtout dans un cadre tel que celui-ci. En Écosse, en plein mois de décembre dans le but de participer à un stage d’hypnose… J’aime croire qu’il faut être curieux, ouvert d’esprit et un peu taré pour se rencontrer dans de telles circonstances. Cela devrait donc théoriquement bien se passer et les échanges devraient être riches, j’en suis certain.

  • « Je ne sais pas… Je ne sais pas quoi penser. J’ai envie d’y croire. Croire que nous n’avons pas encore tout découvert, tout défriché, tout expliqué. Oui, je veux y croire. » affirmé-je alors.
  • « Intéressant. Et si je te dis que la question n’est pas de croire, mais de constater ? »
  • « C’est-à-dire ? »
  • « La question de croire ou ne pas croire ne se pose pas, et cela à 2 niveaux. » m’explique-t-elle comme si elle commençait une conférence.

Elle continue en se redressant dans son fauteuil :

  • « Le premier, réside dans le fait que l’Homme n’a pas encore tout découvert et qu’il ne peut pas encore tout expliquer. L’Homme ne connait pas tout. C’est un fait que l’on peut affirmer et constater. »
  • « Certains te rétorqueront que c’est la toute la raison d’être de la science. Expliquer notre monde ! »
  • « Oui tout à fait. Et si la science existe toujours, c’est bien qu’il y a encore des choses inexpliquées, non ? » me répond Florence.
  • « Précisément. Et heureusement d’ailleurs, notre monde serait bien triste et monotone sinon ! »
  • « Exactement. Bon, ça, c’est mon premier point. Le deuxième prend la forme d’une question. »

Elle poursuit :

  • « Qu’est-ce qui détermine notre réalité ? En d’autres mots, quand peut-on considérer qu’une chose est réelle ? »
  • « Ahah ! On ne m’avait pas dit que j’allais repasser mon épreuve de BAC philo en venant ici ! Mais c’est une question intéressante, en effet. »

Florence sourit et reste en attente.

  • « Allez, je tente une réponse : lorsque l’expérience et ses résultats sont reproductibles et constatables par plusieurs personnes et cela sans que celles-ci ne se concertent ? » lancé-je alors d’un air incertain.

Elle hoche la tête, prend un temps de réflexion puis me répond, amusée :

  • « Pas mal. J’aime cette réponse. »
  • « Pourquoi ? »
  • « Parce que du coup, tu ne vas peut-être pas me prendre totalement pour une folle. »
  • « Hein ? Pourquoi je te prendrais pour une folle ? »
  • « Parce que je suis médium ! » m’avoue-t-elle presque gênée et s’attendant à être jugée sur le champ.

Je prends alors une mine horrifiée :

  • « Waow. OK. Bon. Je crois que je vais y aller moi. Allez, salut ! » lui répondé-je sur le ton de la plaisanterie en faisant semblant de me lever pour partir.
  • « Ah merde, non reviens Viktor, je ne voulais pas te faire peur ! En plus je ne vois que des gentils fantômes, ils ne sont pas méchants ! » renchérit Florence en éclatant de rire.

          L’effet de ma blague de merde une fois passé, je me rassois évidemment dans mon fauteuil quelques secondes après m’en être levé et nous reprenons plus sérieusement notre conversation.

          Elle m’explique alors que ce « don » lui est tombé dessus l’année de ses 30 ans sans qu’elle ne comprenne vraiment ce qu’il lui arrivait. Alors qu’elle était dans son appartement un soir d’hiver, les lumières ont commencé à s’allumer toutes seules. Puis ce fût la télé. Puis la bouilloire. Cela a continué, plusieurs jours, plusieurs semaines. Toujours à la même heure.

  • « Le truc vraiment cliché que tu vois dans tous les films de fantômes. » raconte la jeune femme, dépitée.

          Florence a d’abord cru à un problème d’installation électrique, mais une fois l’électricien puis un expert de l’EDF passés, le verdict tombe : son installation est parfaitement aux normes. Ses appareils aussi. Aucune surtension. Et surtout, aucune explication.

          Au même moment, une sensation assez désagréable envahit Florence à certains moments de la journée lorsqu’elle se retrouve seule chez elle. Comme une impression d’être observée. Une désagréable sensation d’être épiée, même avec tous les rideaux fermés.

  • « J’avais vraiment l’impression d’être dans un mauvais film d’épouvante ! » me raconte-t-elle en rigolant.

          Elle fait alors des recherches sur Internet, et, de manière assez surprenante, trouve beaucoup de réponses et énormément de gens dans la même situation qu’elle.

  • « J’étais dégoutée, je croyais être spéciale et en fait pas du tout, ça arrive à plein de gens ! » ironise-t-elle avec le recul.

          Je la regarde et l’écoute, attentif et stupéfait par son récit. Elle me raconte en effet qu’un nombre assez impressionnant de gens communiquent avec « les Morts ». Sur les conseils de plusieurs médiums aguerris, elle essaye de rentrer en communication avec ce qui semble être un esprit perdu, parti trop tôt, trop vite… Trop soudainement. Il arrive que ces âmes désincarnées ne se rendent pas compte que leur corps a quitté ce monde. Elles ne comprennent alors pas ce qu’il se passe. D’autres esprits cherchent eux des réponses ou à achever quelque chose avant de partir définitivement de cette réalité qu’ils ont connue.

          En attendant, l’esprit hante son appartement pour capter son attention. Il a décelé une hyper sensibilité chez Florence et veut utiliser ce canal pour refermer le chapitre de sa vie passée. Sauf que Florence ne comprend pas encore ce qui lui arrive. Elle n’est pas prête. Elle ne sait pas encore comment aider ces « gens » passés de l’autre côté.

          Après en avoir parlé à Enzo, son meilleur ami, celui-ci vient chez elle à l’heure à laquelle les phénomènes se produisent usuellement. Évidemment, en présence d’Enzo, rien ne se passe.

  • « J’avais l’impression de devenir folle. » se confie-t-elle, l’émotion encore palpable.

          On lui dit alors d’être directe avec l’âme qui squatte chez elle. « Il faut lui dire de partir, il faut affirmer haut et fort que c’est chez toi et que c’est toi qui décides ! » lui conseille-t-on. Après de nombreuses hésitations, la voici déambulant dans son appartement en criant.

  • « Après tout, le ridicule ne tue pas, je n’avais rien à perdre ! J’ai crié de toutes mes forces pendant toute une soirée : “Qui que vous soyez, je suis chez moi et je ne veux pas que vous restiez ! Je ne peux rien pour vous ! PARTEZ, VOUS ENTENDEZ ?!” ».

          À partir de ce moment, tout est rentré dans l’ordre. Plus de lampes, de télé ou de bouilloire hantées. L’esprit s’en est allé. C’était il y a 8 ans. Elle a depuis appris à maitriser son don et en a fait son métier. Du moins en partie. Elle a quand même gardé son job de prof de philo à la fac, « histoire de faire un plus sérieux pour l’administration française ».

  • « Putain… Tu vas me faire flipper avec tes histoires ! Surtout dans un endroit pareil ! » m’écrié-je alors en riant nerveusement.
  • « T’inquiète pas, je le sens bien ce château. On ne sera pas embêtés ici ! Hein on ne sera pas embêtés ? » lance-t-elle en regardant dans le vide par-dessus mon épaule comme si elle s’adressait à une personne invisible.

          Je sais pertinemment qu’il n’y a personne, mais je ne peux m’empêcher de tourner brusquement la tête pour vérifier. Elle éclate de rire. Moi aussi. Je lui pose à nouveau mille questions et le temps passe à une vitesse folle. 2 heures que nous discutons et il est déjà temps d’aller rejoindre le groupe dans la salle de conférence du château.

          La pièce dans laquelle les stagiaires se regroupent est grande et rectangulaire. Le plafond blanc s’élève à 5 mètres de hauteur environ et le sol est recouvert d’une épaisse moquette bleu foncé. De nombreuses fenêtres courent le long de la pièce. Devant elles, d’immenses rideaux rouges. Les lourdes étoffes tombent du plafond jusqu’au sol. Certains rideaux sont fermés. D’autres sont ouverts et laissent entrevoir la nuit noire écossaise. La lune est cachée derrière les nuages. Même un chat aurait du mal à y distinguer sa souris.

          Au centre du mur ainsi orné, 2 tabourets sur lesquels se tiennent Emma Danson et Alister Brown. Ils sont entourés de chaises disposées en arc de cercle et destinées aux stagiaires qui arrivent peu à peu. L’atmosphère est calme, quasi solennelle. On peut cependant percevoir une pointe d’excitation dans les discussions chuchotées des participants déjà arrivés. Après quelques minutes d’attente afin de laisser arriver les quelques retardataires, Emma inaugure la parole devant la petite assemblée :

  • « Eh bien ! Si l’on m’avait dit quand on a débuté ce projet avec Alister il y a 6 mois qu’il y aurait autant de personnes assez tordues pour nous suivre dans nos délires, je ne l’aurais pas cru ! »

La salle éclate de rire. Emma continue :

  • « Nous sommes très heureux, Alister et moi, de vous accueillir dans ce magnifique endroit qu’est le château de Neville Fort. C’est un lieu chargé d’histoire et qui nous emmène déjà très loin dans le temps sans que l’on ait à faire quoi que ce soit. Spontanément, l’esprit est déjà un peu ailleurs, n’est-ce pas ? »

          Un léger brouhaha d’approbation s’élève de la trentaine de personnes réunies autour de la jeune femme.

  • « Cela fait longtemps qu’Alister et moi voulions proposer ce genre de séjour. Le genre de stage que nous-mêmes, on aurait envie de vivre. Un voyage intérieur et temporel à l’intérieur même du voyage géographique. Comme vous le savez, il n’y a pas de programme précis pour ce stage. Un thème, simplement : « Hypnose, régression et vies antérieures ».

Notre formatrice marque une courte pause puis reprend :

  • « L’idée ici est de s’affranchir de toute connotation religieuse, de tout dogme et de toute croyance. L’idée n’est pas non plus de savoir si le concept de vie antérieure existe ou non. Non, ici, nous allons simplement nous servir de ce thème comme d’un prétexte au voyage. À l’imaginaire. Comme d’un sujet que notre inconscient peut aller explorer à sa guise, développer, mettre en images, en sons, en sensations. Certainement même en émotions. Nous avons cet incroyable château comme camp de base. Ce sera un endroit familier où vous vous sentirez en sécurité et en confiance et où vous pourrez revenir dès que vous en avez besoin, dès que vous en avez envie afin de faire une pause entre deux explorations. Vous pourrez ensuite repartir, encore plus profondément, plus loin, plus intensément dans les méandres du temps, de vos vies et de vos songes. Peut-être des trois à la fois. Certainement les 3 à la fois. Et je me demande bien comment votre inconscient va vous emmener vers tout ça. »

          Elle s’arrête quelques instants. Pas un bruit autour de nous. Dans l’atmosphère flotte un mélange de fébrilité et d’impatience. La salle est attentive, concentrée. Nous n’attendons qu’une seule chose : le top départ. Mais aussi et surtout les instructions. Car si certains d’entre nous ont déjà participé à ce genre d’expérience, un bon tiers du groupe — dont moi — n’a jamais eu l’occasion de partir à la découverte de ce territoire à portée de main et en même temps si lointain : L’Inconscient. 

  • « L’Inconscient… » enchaine Alister.

Il laisse planer sa voix grave aux soupçons mystérieux dans la salle avant de continuer :

  • « L’Inconscient… Cet ami qui squatte entre nos 2 oreilles, que chacun de nous connait si peu et qui pourtant, nous veut tellement de bien. L’Inconscient est présent à chaque instant. À chaque seconde, chaque minute, chaque heure de notre vie, c’est lui qui en arrière-plan s’efforce avec toute la bonté du monde de mettre en branle cette mécanique de chair et de pensées que nous sommes tous. Jour et nuit, il s’assure de son bon fonctionnement et de notre survie, aussi bien corporel que mental. La digestion, la respiration, la transmission des signaux nerveux. Tout cela est régi de manière autonome et… inconsciente.

          Et heureusement d’ailleurs ! Imaginez si toutes les 3 secondes nous devions penser à inspirer puis, 3 secondes plus tard, à expirer ! Si après chaque repas nous devions nous concentrer de manière consciente afin d’aiguiller notre système digestif et de lui indiquer ce qu’il a à faire pour digérer tel ou tel aliment ! Si nous devions décoder de manière consciente tous les signaux captés par nos cinq sens ! Notre attention serait portée à longueur de journée sur ces tâches utilitaires et pourtant tellement essentielles. Ce serait pénible, non ? Ce serait compliqué. Pour tout vous dire, cela serait même tout simplement impossible. Nous captons tellement d’informations en provenance de notre environnement qu’il est impossible de toutes les traiter de manière consciente. Notre esprit serait tout bonnement submergé. Et pourtant, nous évoluons quand même dans ce monde complexe qui est le nôtre. Tout cela, en grande partie grâce à notre Inconscient. Quand on y réfléchit quelques secondes, c’est quand même fascinant, non ? »

Alister marque une pause comme pour appuyer son propos avant de continuer :

  • « Notre meilleur ami interne gère également pour nous tous nos mécanismes psychiques et notamment ce qu’on appelle communément « les émotions ».

          On a l’habitude de dire qu’il existe 6 émotions primaires et universelles : la peur, la colère, la tristesse, le dégout, la surprise et enfin, la plus belle de toutes, la joie. Tel un peintre ayant à sa disposition une palette de 6 couleurs de base, notre Inconscient y pioche à longueur de temps pour composer notre fresque émotionnelle, en réaction ou en alerte à tel ou tel événement. Il les appose et les mélange sur notre toile mentale. Prenez un peu de peur et de joie, vous obtenez la surprise. Prenez une base de tristesse mêlée à une pincée de joie et vous avez la recette idéale de la mélancolie. Bien sûr, tout cela n’est pas si simple. Les combinaisons sont infinies et subtiles et notre inconscient ne se prive pas pour nous en faire voir de toutes les couleurs. À tel point que lorsque l’on vous pose la question “Et là, qu’est-ce que tu ressens ?”, parfois, c’est difficile d’y répondre. “Je ne sais pas. Je n’arrive pas à le décrire.” Tout s’entremêle et il est parfois difficile de traduire ce que l’on ressent. L’expression “Les mots me manquent” traduit parfaitement cet état de confusion et prend alors tout son sens. » expose le formateur.

Il prend le temps de laisser à tout le monde quelques secondes pour assimiler ses propos

  • « Au final, l’Inconscient possède toute une palette d’émotions, certaines extrêmement pures. D’autres, extrêmement complexes et nuancées. La part émotionnelle est, parmi tant d’autres, l’un des rôles les plus importants assurés par celui-ci. Mais les émotions, le plus souvent, ne se suffisent pas à elles-mêmes. Elles n’existent pas simplement pour « être ». Les émotions ont un but. Car au bout du compte, c’est elles qui nous poussent à agir et qui parfois même nous dictent nos comportements. Et donc nos vies. Il est donc très important de prendre conscience de cette mécanique si naturelle qu’elle nous est… Inconsciente.

          Prenez la peur par exemple. C’est elle qui nous ordonne instantanément de courir lorsqu’un éléphant nous charge. Dans un but de survie et à un niveau très primitif du cerveau, la peur nous crie et nous implore de fuir face à l’éléphant. Croiser un éléphant n’arrive pas tous les jours, j’en conviens. »

La salle glousse. Alister continue :

  • « Mais le principe est valable pour tous les dangers. Une dose de peur bien équilibrée nous indique le danger et représente un mécanisme bien utile. Prenez par contre quelqu’un pour qui la peur est déséquilibrée et prédominante tout le temps et vous verrez qu’il n’osera rien accomplir et développera même peut-être une paranoïa ou un autre trouble psychique. À l’inverse, prenez quelqu’un qui n’a aucune peur et vous constaterez rapidement que son espérance de vie sera drastiquement diminuée. Il s’agit donc d’un savant mélange et d’un bel équilibre qu’il est nécessaire de trouver pour progresser au jour le jour. Un pur travail d’alchimiste, accompli en temps réel par votre Inconscient. Et de fait, par vous. »

L’assemblée écoute attentivement.

  • « Il peut pourtant parfois arriver que l’Inconscient surréagisse et que celui-ci mette en place des mécanismes de réaction et de protection qui peuvent paraitre exagérés, voire irrationnels. Il arrive que certaines personnes soient victimes d’une anxiété latente. Elles ont l’impression omniprésente qu’un éléphant leur court après. Tout le temps ! H24 ! Plutôt handicapant, non ?

          Mais d’où vient-elle, cette anxiété qui leur court après ? Et bien pour schématiser, il peut arriver que l’Inconscient, en réaction à un événement émotionnellement extrême, produise une émotion si forte, si brutale, si intense, que celle-ci laisse une trace psychique importante. Des jours, des mois et même des années après cet événement, cette trace peut rester présente au quotidien. En découlent une ou des réactions comportementales. Parfois la trace inconsciente reste tellement vive qu’il peut en découler une phobie. Et parfois, malheureusement, la trace reste à vif et cela s’appelle un choc post-traumatique, caractérisé par un état d’hypervigilance incessant, par exemple. »

Je suis captivé par le discours d’Alister. Il enchaîne :

  • “Sommes-nous pour autant condamnés à réagir selon un événement qui est survenu il y a 5, 10, 15, 20 ans ? À agir selon une réaction née en fonction de certaines circonstances qui n’existent plus aujourd’hui ?

          Reprenons l’exemple de la phobie. Si j’ai une phobie des araignées, c’est peut-être parce que j’ai entendu ma mère crier à la vue d’une bestiole à huit pattes quand j’étais petit. « Tiens, ma maman crie et se sent mal à l’aise devant ce truc. Je n’aime pas quand elle crie. Cela m’angoisse. Et quand je suis angoissé, mon cœur s’emballe, j’ai chaud et je me sens fébrile. » Pour toutes ces raisons et tout un tas d’autres, l’Inconscient associe alors le sentiment d’angoisse à la vue d’une araignée. L’émotion provoquée peut-être forte, peut-être même trop forte. L’ancrage se fait. La trace reste. Le comportement qui en découle également. Et voilà comment vous pouvez vous retrouver avec un beau comportement irrationnel à l’âge adulte. Une USBP : Une Sacrée Belle Phobie ! » nous explique Alister, souriant.

          Je grossis évidemment énormément le trait pour vous expliquer l’impact que de nos fameuses émotions peuvent avoir. J’aime beaucoup la phobie car je peux caricaturer au maximum. C’est un excellent moyen de comprendre le rôle des émotions dans notre vie et dans la construction inconsciente de notre personnalité.

          Mais alors, sommes-nous condamnés à rester avec ces comportements obsolètes ? La bonne nouvelle est que la réponse est non ! Non, nous ne sommes pas condamnés à agir selon un événement et des ancrages mis en place il y a des années alors qu’il n’y plus aucune raison d’agir ou de surréagir de la sorte. L’hypnose permet d’aller rééquilibrer nos émotions.

          On pourrait être tenté de se dire que l’on pourrait se débarrasser totalement d’elles pour être tranquille ! Alors, faut-il de fait faire disparaitre toute peur et toute émotion négative ? Bien entendu, non. Elles sont présentes et émises à dessein, même celles qui sont désagréables à vivre. Souvenez-vous du travail subtil et élégant de l’alchimiste. Une goutte de venin est parfois nécessaire à l’élaboration du plus puissant des élixirs. Comme une légère goutte d’amertume dans une recette. La peur n’est pas le problème. C’est sa présence trop importante qui elle, peut-être gênante. 

          L’hypnose permet d’agir sur tous les mécanismes inconscients et de les recalibrer. De les recalibrer. D’aller explorer ce que l’on est à l’intérieur. Et même de faire la paix avec tout ce que l’on y trouve si l’on en éprouve le besoin. »

Les participants, eux-mêmes hypnothérapeutes chevronnés pour certains, approuvent avec enthousiasme. D’autres, moins coutumiers voir totalement novices, restent incrédules. Je fais partie du deuxième groupe. Pour essayer d’y voir un peu plus clair, je tente une analogie qui m’est familière et qui, je l’espère, parlera aussi à d’autres. Je lève la main :

  • « Si je comprends bien, l’état d’hypnose est l’équivalent du mode “Sans échec” d’un ordinateur sous Windows ? Un mode ou un état où il est possible d’aller bidouiller et réécrire les fonctions des différents programmes essentiels au fonctionnement de l’ordinateur ? »

          Les geeks de la pièce apprécient la métaphore. Alister et Emma aussi. Elle répond avec un léger rictus :

  • « On peut voir ça comme cela oui. Un ordinateur subtil qui traite des milliards et des milliards d’informations à la seconde. Tu t’imagines donc bien que cela s’avère bien plus complexe, ahah ! »

Alister reprend le parallèle informatique en s’adressant à la salle :

  • « Un ordinateur peut exécuter des tâches en arrière-plan, sans même que l’on sache ce qu’il fait exactement. Ces tâches sont effectuées par le système d’exploitation. Elles sont essentielles et nous n’avons pas besoin de savoir comment ça marche pour que la machine fonctionne. Et bien c’est exactement pareil pour notre Inconscient ! Il est en quelque sorte notre système d’exploitation personnel ! De la même manière, on peut décider d’utiliser l’ordinateur “consciemment” pour démarrer un jeu ou un film et se laisser entièrement absorber par celui-ci, n’est-ce pas ? Savez-vous que l’on peut faire pareil avec notre esprit ? »
  • « Comment ça ? »
  • « Ça te dirait de lancer un film incroyablement immersif et totalement inédit rien qu’avec la puissance de ton imagination, Viktor ? Et vous tous ici, qu’en pensez-vous ? Vous savez, le genre de film à l’histoire tellement captivante qu’il peut se passer n’importe quoi autour de vous que vous ne le remarqueriez même pas ? Un film à la première personne, tellement connecté avec votre inconscient, à vos 5 sens et vos émotions qu’il en paraitrait réel ? Qui sait ce qu’il peut se passer à ce moment-là… »

          Emma perçoit l’enthousiasme général de l’assemblée. Nous trépignons tous d’impatience. La chercheuse saute alors sur l’occasion. 

  • « Très bien. Fermez les yeux. »
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